
Dans une société dominée par l’indifférence et l’individualisme, il est urgent de rappeler que les relations humaines et la vie en communauté, sont fondées sur le support mutuel et le pardon. Sans solidarité ni remise des fautes, le monde n’est que rancune et colère, voué à la haine, la vengeance et la mort. Ce que rappelle Jésus à Pierre, avant d’illustrer sa pensée par la parabole du débiteur impitoyable.
L’évangile engage à devenir des êtres de pardon. Jésus nous entraîne dans la démesure de l’amour du Père. Pierre ne lésinait pourtant pas en proposant de pardonner jusqu’à sept fois. La réponse du Christ est sidérante, jusqu’à septante fois sept fois.[1] Autrement dit, toujours. Est-ce humainement possible ?
Le pardon de Dieu est sans limite. Il n’est pas toujours en procès et ne garde pas rancune indéfiniment. Il ne nous traite pas selon nos péchés, il ne nous rend pas selon nos fautes, chante le psalmiste. Il ne compte ni son pardon, ni son amour. La mesure de son amour est précisément dans la démesure. Et Jésus nous invite à aimer et pardonner comme Dieu en brisant les murs de l’impossible pour vivre au rythme de son cœur. Comme lui, qui a pardonné à ses bourreaux. Le pardon, c’est le comble de l’amour.
Ainsi est le Roi de la parabole, qui dépasse toutes les limites de la compassion. La dette de l’homme qui lui est amené est colossale, plus que le produit d’une vie de travail.[2] Sa situation est donc sans issue. Saisi de pitié, le maître de ce serviteur le laissa partir et lui remit sa dette. Nous sommes dans un univers de la démesure. Mais parce qu’il nous aime avec cette démesure-là, Dieu nous pardonne. Et il nous pardonne toujours infiniment plus que nous ne pourrons jamais pardonner nous-mêmes aux autres.
Peut-on tout pardonner, comme le suggère Jésus ? Certaines offenses nous semblent irrémissibles, elles nous touchent au plus profond de notre être, nous blessent dans ce que nous avons de plus cher ou de plus sacré, laissent en nous des cicatrices douloureuses et indélébiles. Peut-on pardonner la violence aveugle du terrorisme, les crimes contre l’humanité, le génocide, l’assassinat de l’innocent, le viol d’un enfant ? Tous ces forfaits qui font dire à Dieu à Caïn : La voix du sang de ton frère crie vers moi.[3]
Peut-être pourrons-nous admettre que la vengeance n’est pas une solution, qu’elle ne fait qu’amplifier la violence et la haine dans leur spirale de mort. On ne lutte pas contre le mal en faisant le mal.[4] Peut-être pouvons-nous concéder confiance à la justice des hommes. Mais pouvons-nous pardonner en vérité ? Nous sommes sans réponse devant le Mal. Nous pouvons tout au plus éviter certains écueils.
Ainsi ne pas confondre pardon et oubli. Le pardon n’est pas l’oubli de la faute et l’oubli dirime le pardon. Si j’oublie le mal que tu m’as fait, tu es privé de ton droit au pardon si tu te repens. En oubliant ta faute, je te condamne peut-être à retomber dans ton erreur, car je te prive de la possibilité de t’en corriger.
Encore ne pas se faire violence à vouloir pardonner à tout prix. Ne pas nier son ressenti ou sa souffrance, mais rester en vérité avec soi-même. Pardonner demande du temps, un mûrissement, de la réflexion. Il faut d’abord laisser s’exprimer les sentiments de colère, de dégoût. Il y a un moment pour tout et un temps pour toute chose sous le ciel. Un temps pour aimer et un temps pour haïr, dit l’Ecclésiaste.[5]
Le pardon véritable nécessite un travail de mémoire, d’identifier clairement les blessures, les cicatrices, de dire à l’autre le mal qu’il m’a fait, pour lui donner la possibilité de le reconnaître. Il s’agit d’exprimer clairement l’offense, ce qui m’a touché en mon cœur, pour que l’autre puisse ressentir en son cœur sa faute comme telle, s’en repentir et la réparer. Priver l’offenseur de cette possibilité en lui cachant mon vécu revient en quelque sorte à devenir complice de sa faute. Au contraire, n’hésite pas à réprimander ton compatriote pour ne pas te charger d’un péché à son égard, prévient le Lévitique.[6]
Ce processus tend à rétablir avec l’offenseur une relation de confiance sur des bases solides, forcément différentes de celles qui ont conduit à une impasse, une relation établie dans la clarté, de manière à ne laisser dans l’ombre aucun non-dit, aucune amertume. Le mal ne se guérit que par le bien.
Le véritable pardon n’est pas œuvre humaine. Il nous vient de Dieu, il est pure gratuité, il nous ouvre à la relation d’infinie miséricorde du Père. Le vrai pardon est grâce.
[1] Jésus inverse le chant de Lamek, qui décrit la spirale de la vengeance et de la violence : Oui, j’ai tué un homme pour une blessure, un enfant pour une meurtrissure. Oui, Caïn est vengé sept fois, mais Lamek septante-sept fois (Gn 4,23b-24).
[2] 10.000 talents = 10 millions de deniers. Un denier est le salaire moyen d’une journée de travail. En comparaison, la dette du compagnon du serviteur est insignifiante. La parabole joue sur la démesure entre ces deux montants.
[3] Caïn et Abel (Gn 4,10).
[4] Si tu punis le mal que j’ai fait par le mal, quelle est la différence entre toi et moi, dis ? (Omar Khayyâm, Perse, 1048-1131).
[5] Les temps et la durée (Qo 3,1.8).
[6] Soyez saints, car je suis saint (Lv 19,17b).