méditation du 14 mars

Le pardon[1] relève de la logique du don. Fondamentalement, cela signifie de faire don de quelque chose à quelqu’un. En l’occurrence de son droit au ressentiment quand on a été victime d’une offense. Vaincre son ressentiment sans pour autant nier y avoir droit, en s’efforçant de voir l’offenseur avec bienveillance, compassion et même amour.[2] Le vrai pardon est accordé à cause du crime et non malgré le crime.[3]

L’enseignement de Jésus sur le pardon entre frères est destiné aux disciples qui se sont approchés de lui pour s’enquérir des priorités du Royaume.[4] Ils ont besoin d’être rassurés devant la perspective de sa Passion et de sa Résurrection.[5] Jésus donne alors des instructions sur la manière de se comporter envers ceux qui succombent au péché, il donne aux disciples le pouvoir de remettre les péchés et les encourage à prier en leur assurant sa présence au milieu d’eux lorsqu’ils se rassemblent.

Pierre intervient à ce moment pour interroger sur l’ampleur du pardon à accorder à son frère : Combien de fois dois-je lui pardonner ? Jusqu’à sept fois ? Il veut indiquer par ce chiffre la perfection du pardon. Jésus surenchérit alors en déclarant : Jusqu’à septante fois sept fois. Autrement dit jusqu’à la perfection de la perfection, ou encore indéfiniment. Le pardon qu’il apporte est infini.

Jésus vient illustrer son propos par la parabole du débiteur impitoyable. Une parabole est une courte histoire utilisant les événements du quotidien pour éclairer un enseignement. Son interprétation se situe dans le jeu des personnages entre eux plutôt que dans l’identification à ces personnages.[6] La manière dont le roi et les deux serviteurs de la parabole interagissent dit quelque chose de notre rapport à Dieu et à autrui. La parabole dévoile toujours l’agir de Dieu avec nous.

Le premier serviteur a une dette envers le roi de dix mille talents.[7] Un montant colossal, dont l’énormité faut penser que la situation de cet homme est sans issue. Il ne peut donc s’en remettre qu’à la pitié de son maître, qui fait preuve d’une bonté et d’un amour infinis et qui par compassion lui remet sa dette. Ce qui devrait lui servir de modèle dans son comportement envers ses propres débiteurs.

La miséricorde du roi fait paraître particulièrement choquante l’attitude du serviteur par rapport à son compagnon à qui il refuse de remettre sa dette. Le montant de cent pièces d’argent [8]apparaît comme dérisoire par rapport à ce qui lui a été remis. Une disproportion qui explique la colère du roi qui remet le débiteur impitoyable aux bourreaux jusqu’à ce qu’il eût remboursé tout ce qu’il devait. Autrement dit, il le condamne à vie, puisqu’il n’aurait pas assez de son existence pour apurer sa dette par son travail.

Dieu agit toujours avec bienveillance envers notre humanité. Ainsi Jésus, en enseignant la prière à ses disciples, leur dit-il «Remets-nous nos dettes, comme nous avons remis à ceux qui nous devaient[9] Comme nous avons remis, et pas à condition que nous ayons remis. Ou encore, Dieu remet nos fautes en compagnie de nous. Il est notre modèle de miséricorde, nous agissons à son image.

Nous sommes tous des débiteurs insolvables devant Dieu. Être pardonnés de nos fautes est la grâce par excellence, puisque nous sommes incapables de réparer nos péchés. Jésus lie si profondément nos devoirs envers Dieu à nos devoirs envers nos frères qu’en même temps qu’il nous accorde son pardon, il nous demande de pardonner à nos frères. Le pardon de Dieu est infini, quelle que soit la situation de l’homme pécheur, il s’accompagne de la réciprocité avec ses frères. Et ce que nous avons à pardonner aux autres ne sera jamais que dérisoire par rapport à ce que Dieu nous pardonne.

Aujourd’hui, Le Christ nous appelle à pardonner comme Dieu nous pardonne. On le sait, le pardon est difficile, ce n’est pas une chose naturelle pour nous. Ce qui serait naturel, c’est de se venger de l’offense faite, et entrer dans le cercle vicieux de la violence. Comment dès lors entrer dans le cercle vertueux du pardon ? Peut-être peut-on évoquer quelques pistes. Et d’abord se rappeler que le pardon n’a rien à voir avec l’oubli. Oublier l’offense qui a été faite, c’est se condamner à revivre les mêmes situations qui ont occasionné l’injure et empêcher l’offenseur de reconnaître sa faute et de s’en corriger. Ensuite, il faut identifier précisément l’outrage, l’endroit où l’on a été blessé. Et le faire reconnaître par celui qui a fait affront, pour qu’il admette le mal qu’il a fait. Alors seulement, on pourra entamer avec lui un chemin de vie, différent forcément de celui qui a entraîné la situation.

La parabole semble aussi offrir une voie alternative, celle qu’aurait pu emprunter le débiteur impitoyable vis-à-vis de son compagnon. Un pardon non plus à l’image de Dieu, mais à visage humain, de portée plus réduite. Lorsque l’offenseur refuse de reconnaître la faute, ou quand la charge est trop lourde pour l’offensé. On peut alors pardonner non pas pour l’autre, mais pour soi-même. Pour refuser de se laisser enchaîner dans le lien de la victime et du bourreau ou dans une relation de haine ou de peur. Pardonner pour se libérer de l’autre, pour se délier de l’emprise qu’il a sur nous. Pardonner pour être libre.

Le pardon de Dieu est infini, il va jusqu’à la réconciliation complète du pêcheur avec lui. Nous ne sommes pas Dieu, nous peinons souvent sur le chemin du pardon. De par nous-mêmes, nous sommes incapables de pardonner en vérité. Nous avons besoin de son soutien, sa grâce nous est indispensable. Nous lui demanderons aujourd’hui cette grâce de miséricorde pour pardonner comme lui.


[1] Latin per-donare, donner complètement.

[2] Une application de la psychologie positive (Enright et Fitzgibbons).

[3] Selon Jankélévitch. Ce que Kierkegaard appelle le pardon scandaleux.

[4] A cette heure-là, les disciples s’approchèrent de Jésus et lui disent «Qui donc est le plus grand dans le Royaume de Dieu ?» (Mt 18,1). Le plus grand dans le Royaume.

[5] Jésus a déjà annoncé deux fois à ses disciples sa Passion et sa Résurrection.

[6] La parabole est un genre littéraire typiquement sémite, contrairement à l’allégorie, d’origine grecque, qui s’interprète par des identifications des personnages à d’autres (exemple : le roi représente Dieu).

[7] Un talent représentait trente kilos d’or.

[8] Une pièce d’argent représentait le salaire journalier d’un ouvrier agricole.

[9] Le Notre Père (Mt 6,12).

méditation de ce 28 02

merci à Alexis de nous partager cette méditation sur l’évangile du jour.

La prière n’a jamais rien d’anodin. Une manière unique et toujours singulière de communier à Dieu. Quelles que soient nos dispositions d’esprit, nos situations d’existence ou nos besoins, nous pouvons le rencontrer en nous adressant à lui. Seuls ou en communauté. Dans la louange, la méditation ou la demande. Par de longues oraisons ou de brèves et fréquentes oraisons jaculatoires.[1] Avec nos propres mots ou des formules stéréotypées.[2] Jamais nous n’épuiserons les ressources de la prière.

L’enseignement sur la prière et le Notre Père s’intègre chez Matthieu dans un ensemble où Jésus revisite la justice,[3] autrement dit la fidélité aux trois pratiques juives fondamentales de l’aumône, de la prière et du jeûne. Il dénonce l’hypocrisie de ceux qui cherchent à être vus des hommes et dont la religion est extérieure. Toute pratique religieuse doit être vécue dans l’intériorité, où elle ne vaut rien.

Avant de leur apprendre la manière de prier, Jésus engage ses disciples à ne pas rabâcher des choses vaines, à la manière de ceux qui débitent des mots abracadabrants[4] pour fléchir la volonté des divinités. L’erreur de ces prières païennes n’est pas d’être longues, mais de prétendre, par cette longueur, faire pression sur la volonté des dieux. Prier n’est pas vouloir imposer ses désirs, mais s’abandonner dans la fidélité à un Père bienveillant envers tous ses enfants.

La prière chrétienne est par excellence le Notre Père. Elle s’apparente à la prière judaïque des dix-huit bénédictions,[5] mais s’en distingue par sa simplicité et par la liberté avec laquelle Dieu est invoqué. Elle comporte deux parties, débutant par trois prières faisant appel à l’action de Dieu pour l’avènement de son règne et s’achevant par trois requêtes qui énoncent les besoins essentiels du croyant et s’expriment à la deuxième personne du pluriel pour rassembler les fidèles individuels en communauté de prière.

Le Notre Père s’adresse[6] ainsi au Père commun des disciples en affirmant qu’il domine la terre entière tout en étant près des hommes. La sanctification du nom[7] exprime la marque de reconnaissance de qui est Dieu, le seul Saint. Le règne[8] de Dieu, inauguré par Jésus, doit se manifester par toute la terre. Sa volonté[9] doit s’accomplir sur la terre pour manifester ce qui existe déjà dans son règne. Ces trois appels ne sont pas des prières de résignation, mais expriment l’aspiration à la plénitude du Royaume de Dieu.

La requête du pain[10] fait pénétrer le croyant dans la signification profonde de ce qu’il demande[11]. Il s’agit d’abord du pain d’aujourd’hui, du jour présent en opposition au lendemain. Cette nourriture quotidienne qui nourrit le corps de l’être humain, mais qui doit être demandée au jour le jour, à la manière de la manne[12] dont la ration quotidienne était apportée aux Hébreux au désert par la rosée du matin. Ensuite, c’est le pain du lendemain, des temps futurs, du banquet du monde à venir, dans le Royaume. Enfin, le pain est le pain nécessaire à la subsistance spirituelle, on peut penser au pain eucharistique.

La remise des dettes [13]évoque la situation de l’être humain devant Dieu, dont il est le débiteur insolvable, son état de pécheur. Jésus lie profondément nos devoirs envers Dieu à ceux envers nos sœurs et frères. Il a toujours proclamé que nous serions jugés de la manière dont nous jugeons les autres. Et le pardon fraternel ne rachète pas notre pardon, qui nous est concédé par pure grâce de Dieu, mais atteste de la sincérité de notre demande.

La requête relative à l’épreuve[14] interpelle le croyant. Aucune traduction n’est satisfaisante, il nous est inconcevable qu’un Dieu d’amour puisse volontairement nous tenter. La tentation n’est pas à prendre ici comme l’épreuve à laquelle Dieu soumet par exemple Abraham ou le peuple au désert, mais plutôt l’épreuve à laquelle Satan cherche à perdre celui qu’elle atteint. Autrement dit, il ne s’agit pas d’un piège de Dieu, mais il peut arriver que l’être humain soit conduit à une situation critique comme l’Esprit a poussé Jésus au désert pour qu’il soit tenté par le diable. On pourrait ainsi comprendre le texte comme «Préserve-nous d’entrer dans les vues du Tentateur».[15] Le Mal est toujours personnalisé, en relation avec une puissance malveillante.

Comment prier aujourd’hui ? La prière est la respiration de la vie chrétienne. Elle est dialogue, relation à Dieu, elle nous fait entrer dans son intimité. En priant, on ose une parole personnelle à Dieu, on l’écoute, on lui répond. Se préparer à la prière, c’est se disposer à un entretien intime avec un ami, choisir avec soin le lieu et le moment. Parler est important, mais la prière n’est pas une logorrhée. Trop de paroles tuent la prière. Le silence est au moins aussi essentiel que la parole. Il faut prendre le temps de se taire, de méditer, d’écouter et d’entendre. Habiter le silence et se laisser habiter par le silence. 


[1] A la manière des Pères du Désert, qui priaient très souvent dans la journée par de courtes formules.

[2] Comme en Orient la prière du cœur, qui rythme la respiration, ou en Occident la prière du rosaire, qui a supplanté la récitation des psaumes, qui constituait la prière de l’Eglise primitive et qui constitue encore aujourd’hui l’essentiel de la Liturgie des Heures.

[3] Garder-vous de pratiquer votre justice devant les hommes pour attirer leurs regards, sinon pas de récompense pour vous auprès de votre Père qui est aux cieux (Mt 6,1).

[4] Des paroles que l’on veut performatrices. Abracadabra est une expression hébreuse ou araméenne qui signifie «J’accomplis ce que je dis».

[5] Les dix-huit bénédictions  (sehmone isré) sont de tradition rabbinique. La prière est dite trois fois par jour aux offices du matin et du soir (après le Shema Israël) ainsi qu’à l’office du milieu du jour (après le psaume 144).

[6] Père de nous le dans les cieux. Les cieux ne sont pas une localisation, mais une affirmation de transcendance.

[7] Soit sanctifié le nom de toi. Le nom désigne tout l’être.

[8] Vienne le règne de toi.

[9] Soit faite la volonté de toi comme dans le ciel aussi sur la terre.

[10] Le pain de nous de ce jour ci donne nous aujourd’hui.

[11] Le terme grec utilisé, épiousion, traduit par «de ce jour» peut prendre plusieurs significations. Les orthodoxes parlent plus judicieusement de pain substantiel.

[12] Le SEIGNEUR dit à Moïse : « Du haut du ciel, je vais faire pleuvoir du pain pour vous. Le peuple sortira pour recueillir chaque jour la ration quotidienne, afin que je le mette à l’épreuve : Marchera-t-il ou non selon ma foi ? » (Ex 16,4).

[13] Et rends à nous les dettes de nous ainsi que nous avons remis aux débiteurs de nous.

[14] Et pas emporte nous dans épreuve mais délivre nous du malin.

[15] Une autre traduction est cependant possible, mais elle nécessite une rétro traduction du texte grec en hébreu. Ce qui est pertinent, puisque Jésus était juif et s’est probablement exprimé en hébreu, et pas en grec. Le texte grec présente d’ailleurs des hébraïsmes qui le font penser. Selon certains exégètes, la négation dans la phrase ne porterait pas sur le sujet (Dieu), mais sur l’objet (la tentation).  Ce qui donne alors « Fais que la tentation ne nous emporte pas, mais délivre nous du Malin ». Ce qui semble beaucoup plus logique.    

méditation pour le dimanche 19 février

L’amour de l’ennemi constitue le noyau de la radicalité de Jésus. Une révolution d’amour qui ne s’appuie pas sur les stratégies ou les ressources humaines, mais qui est un don de Dieu que l’on ne peut obtenir que par une confiance sans réserve à son bonté miséricordieuse. Voilà la force de l’Evangile qui change le monde par l’audace de sa nouveauté.

Jésus nous provoque. Aujourd’hui, sa provocation touche des points très sensibles de nos rapports aux autres : l’amour, la haine, la violence, la vengeance. Des sujets qui font mal, qui nous interpellent au plus profond de nous, car ils attisent nos désirs inconscients et révèlent nos pulsions les plus cachées.

Comment nous comportons-nous ? Pour qui est gentil, nous avons de l’empathie, mais nous mordons qui nous astique. Nous sommes bienveillants envers qui est bienveillant, nous sommes prévenants pour nos proches, nos familles et nos amis. Voilà notre discernement. Les exigences de Jésus sont très loin et nous paraissent démesurées. Notre prétendue raison n’est-elle pas folie devant la sagesse de Dieu ?

Nous aimons ceux qui nous aiment. Nous sympathisons avec ceux que nous apprécions, comme le font nos contemporains. Pourtant nous nous prétendons chrétiens. Qu’est-ce qui nous différencie alors des autres dans nos attitudes, quelle est notre valeur ajoutée comme chrétiens ? Si nous sommes enfants de Dieu et bien-aimés de lui, cela devrait se voir !

On aime souvent par calcul, parce qu’on en espère quelque chose en retour. Dieu, lui, aime parce qu’il est Amour, parce qu’il est la Vie et que l’amour seul fait jaillir la vie. Être saint, c’est accueillir l’amour de Dieu, se laisser habiter par lui, vivre sous son regard et se laisser ajuster à Dieu.

Quand nous nous sentons agressés, notre réflexe naturel est de nous défendre en montrant les dents, de rendre la monnaie de la pièce, de nous montrer le plus fort. Ce n’est pas la manière de faire de Dieu, qui nous invite à inverser le processus. La violence engendre la surenchère du mal. Et la loi du talion, œil pour œil, dent pour dent, n’est jamais qu’un pis-aller. Pour casser la logique de la violence, il faut en démonter le mécanisme aux yeux de l’adversaire, quitte à le provoquer par la non-violence.

Il ne s’agit en rien de passivité, mais bien de refuser de répondre aux violences par les mêmes méthodes que les agresseurs et d’opposer des gestes d’ouverture et d’avenir à des actes de malveillance. En ne laissant pas agir nos réflexes vengeurs, mais l’Esprit de Dieu en nous. On ne répond pas à haine par la haine, mais par l’amour. Le mal ne peut engendrer que le mal, seul le bien permet de sortir de la spirale de la violence. Remplacer le cercle vicieux de la brutalité par le cercle vertueux de la paix.

Quand Jésus dit de tendre la joue gauche, il ne prône pas la soumission. Il provoque celui qui l’attaque pour lui faire prendre conscience de l’offense qu’il fait. Il lui montre l’endroit où il est blessé. Pour que l’autre le reconnaisse, en soit déstabilisé et puisse se corriger. Impossible en effet de s’amender quand on ne connaît pas l’étendue de ce qu’on cause. Jésus ne punit pas le pécheur, il cherche sa conversion.

Aimer son ennemi nous semble impossible. Le verbe qu’utilise Jésus ne fait pas appel à l’attirance ou à l’attrait amical – qui en l’espèce est illusoire – mais à un acte de volonté. Ce qu’il veut signifier relève donc d’un amour volontaire qui se traduit par le respect. Il est tout à fait légitime de ne pas apprécier ses adversaires, mais il est souhaitable de les respecter. Aimer s’entend alors comme une détermination à leur reconnaître une légitimité d’existence, en entretenant une résolution de bienveillance. Un amour qui doit aussi aller jusqu’à ne pas hésiter à réprimander son compagnon.

Aimer comme le Christ aime, sans retour et sans compromission. S’abandonner à la nouveauté toujours inédite de Dieu. Entrer dans la logique de Jésus, dans la joie des Béatitudes, et découvrir avec lui le vrai bonheur, dans la paix qu’il nous donne.