
La controverse de l’impôt dû à César oppose Jésus et les autorités juives dans un contexte sombre et tendu. Jésus a déjà par trois fois annoncé à ses disciples la proximité de sa mort et de sa résurrection. Il a fait une entrée triomphale à Jérusalem sous les acclamations de ses fidèles et il enseigne au Temple. L’opposition se fait de plus en plus forte avec ses détracteurs qui cherchaient à l’arrêter, mais ils eurent peur de la foule (Mc 12,12), qui lui était favorable.
Toute une série de controverses vont alors opposer Jésus à ses adversaires, dont celui-ci sort vainqueur par son habilité à déminer les pièges qui lui sont tendus en déplaçant les questions qui lui sont posées. Pour finalement en conclure que nul n’osait plus l’interroger (Mc 12,34). Aujourd’hui, ces ont des Pharisiens et des Hérodiens (partisans de Hérode Antipas, tétrarque de Galilée) qui viennent l’interroger sur l’impôt, demain ce seront des Sadducéens sur la résurrection, enfin un scribe sur le premier commandement.
Ses détracteurs qualifient Jésus de Maître, ce qui peut à première vue sembler être une reconnaissance. Mais il ne faut pas se laisser tromper, car ils ajoutent qu’il enseigne selon la Voie de Dieu. Ce chemin, s’il désigne la manière de vivre et d’agir, la conduite par excellence, indique surtout la voie empruntée par les chrétiens, et dont les premières communautés se qualifiaient elles-mêmes.
Ils posent à Jésus la question de la légitimité de l’impôt dû à César. En plus de charges indirectes (taxes, péages, douanes), les provinces romaines devaient s’acquitter du tribut, qui était le même pour tous (à l’exception des enfants et des vieillards qui étaient exempts). Il était considéré comme le signe infâmant de la sujétion du peuple à l’envahisseur. Les zélotes, patriotes juifs en révolte souvent armée contre le pouvoir romain, interdisaient à leurs partisans de le payer.
Devons-nous payer, oui ou non ? La question posée à Jésus est un piège. Répondre oui équivaut à être taxé par les patriotes de collaborateur avec l’envahisseur romain, de traître. Répondre non range ipso facto parmi les adversaires politiques de l’empire, et donc dans la catégorie des séditieux.
Jésus contourne le piège qui lui est tendu en déplaçant la question sur un autre terrain et en mettant en évidence les contradictions de ceux qui l’interpellent. En les incitant à exhiber une pièce d’un denier, il leur signifie qu’ils utilisent cette monnaie symbole du pouvoir romain, preuve qu’ils acceptent de bénéficier d’un certain ordre politique. Pour éviter de payer l’impôt, il faudrait récuser toutes les formes de la présence romaine, ce qu’ils ne font pas. Mais surtout ils confondent les places. Le devoir envers Dieu est d’un autre ordre que le devoir envers César. L’impôt qui lui est dû n’a pas le caractère absolu et définitif de l’obéissance à Dieu.
La question du rapport à Dieu et au pouvoir se pose encore souvent à nous aujourd’hui dans des termes semblables. Dieu est le souverain bien, autrement dit le bien absolu, il n’y a pas de mal en lui Les devoirs envers lui relèvent de l’obéissance à son commandement d’amour, du culte d’adoration. Les biens qu’il procure sont gratuité, purs dons de vie, et singulièrement de vie éternelle.
L’État, par contre, est une réalité mêlée, un mélange de bien et de mal. Il relève de ce monde qui passe. Les devoirs envers le pouvoir civil se justifient moralement dans la mesure où il concourt au bien et au bonheur des peuples, où il apporte la paix, la justice, la solidarité, la sécurité, la protection des plus faibles. Le respect de l’État est toujours relatif, conditionné par le bien commun qu’il engendre. L’État ne peut jamais représenter la référence ultime. Sa vénération relève de l’idolâtrie.
La légitimité ne repose pas sur la représentativité, mais sur l’ordonnancement au bien commun. Ce n’est pas l’élection démocratique qui légitime un parlement ou un gouvernement, mais bien la manière dont ils contribuent au bien de tous. D’un point de vue éthique, une loi n’est légitime que si elle est ordonnée au bien commun. Si elle contribue au mal, elle perd toute légitimité et n’oblige pas moralement.
La leçon de Jésus sur l’impôt dû à César reste d’une criante actualité. La légitimité de l’impôt réside dans la manière dont il contribue à une répartition équitable des richesses, dont il n’entraîne pas l’appauvrissement d’une partie de la population au profit d’une autre et dont il concourt à la protection des plus faibles. N’y-a-t-il pas encore dans le monde des situations où la désobéissance civique pourrait trouver une justification éthique ?