
Merci à Alexis de nous partager comme chaque mardi sa méditation sur la parole.
Les livres des Martyrs d’Israël[1] relatent le choc du judaïsme avec le «rouleau compresseur» de la culture hellénistique après la mort d’Alexandre le Grand et le partage de son empire entre ses généraux.[2] La Judée est alors vassale des Séleucides, dont l’empire, avec Antioche comme capitale, s’étend de la Méditerranée jusqu’aux plateaux de l’Iran. Leur emprise va s’affaiblir progressivement, sous la pression de l’ascension de l’empire romain et des querelles dynastiques. Ce dont vont profiter les patriotes juifs pour reconquérir de manière temporaire l’autonomie nationale et la liberté de culte.[3]
Bien que n’appartenant pas au canon des Ecritures hébraïques,[4] les livres des martyrs d’Israël revêtent cependant une importance particulière. Outre qu’ils sont les seuls à relater les difficiles contacts entre le judaïsme et l’hellénisme, ils expriment de manière décisive une foi en la résurrection, absente des premiers rouleaux du judaïsme.[5] Ils marquent un déplacement net dans la théologie de la rétribution. Classiquement, les justes étaient réputés recevoir une rétribution directe de leur justice pendant leur existence terrestre en jouissant de la santé, du bonheur, de la prospérité. Avec la révolte des Maccabées, le judaïsme est confronté à la persécution et à la mort des justes dans des conditions dramatiques. Il est inconcevable que ces martyrs ne reçoivent pas une récompense de leur héroïsme. C’est pourquoi se développe alors l’idée d’une rétribution différée après leur mort et donc la foi en une résurrection. Avec pour conséquence la mise en œuvre des prières d’intercession pour les morts.
Le deuxième livre des Martyrs d’Israël[6] se situe dans cette perspective d’une résurrection.[7] Il est proche de la vision des Pharisiens qui enseignent une résurrection de corps et d’âme des justes. Une pièce maîtresse en est le récit du martyre de sept frères,[8] qui est l’occasion du développement du culte des martyrs.[9] La théologie de la résurrection n’est cependant pas encore fixée.[10] Pour ce qui est du vieillard Eléazar, elle semble proche de la tradition du séjour des morts,[11] où le défunt est réuni à ses pères, sans pour autant exclure le châtiment pour le pécheur, qui n’échappe ni vivant ni mort aux mains du Dieu souverain.
Le martyre d’Eléazar[12] est un acte de résistance à la culture et à la religion helléniques. Mis en demeure de participer à un repas rituel où sont consommées les viandes sacrifiées aux idoles, Eléazar décline catégoriquement et préfère mourir. Il refuse toute compromission avec ceux qui lui proposent de feindre, attitude qu’il trouve indigne de lui. Un discours incompréhensible pour ses interlocuteurs, qui lui coûtera une exécution dans des douleurs atroces. Sa fermeté d’attitude lui vaudra l’admiration de ses compatriotes, un exemple de noble courage et un mémorial de vertu.
La vertu exemplative du martyre est ainsi mise en évidence. Ceux qui, par leurs déclarations et par leurs actes, surtout lorsqu’ils témoignent de leur foi jusque dans la mort, constituent, par leur courage et leur résistance, des ferments du développement d’une foi exempte de tout compromis. Les Pères de l’Eglise diront plus tard que le sang des martyrs est semence de chrétiens.[13]
Avec la consommation de la chair de porc, l’enjeu est clairement celui de la kashrout – convenance de la cuisine et des aliments – qui est un fondement de la Loi, de la pensée et de la culture juives. Beaucoup plus qu’un code qui décrit les aliments purs et impurs, leurs modes de préparation et de mélanges, il s’agit d’une manière d’être, de relation avec la nature, avec les autres et avec Dieu. Autrement dit, plus que ce qui est autorisé ou interdit, il faut voir ce qui est convenable,[14] apte à être consommé, ce qui dépasse largement la pureté rituelle.[15] Tout un art de vivre ensemble donc, qui veut être mis à mal par l’occupant grec.
Le récit du martyre d’Eléazar n’est pas étranger à nos préoccupations contemporaines. Le judaïsme de son époque était en butte à l’hellénisation, qui obligeait ses modes culturels et religieux. Notre époque est confrontée à la mondialisation, qui tente d’imposer une uniformité dans les relations humaines, sociales, économiques. Un modèle unique veut séduire, pour remplacer les particularités nationales, rendre caducs les régionalismes. Mode de la pensée unique, tourné vers la recherche du profit immédiat, l’individualisme, au détriment des solidarités. Mode de langage unique, qui s’exprime par le monopole d’une langue internationale.[16] Mais aussi, de manière plus insidieuse, mode d’expression religieuse unique, qui assure la promotion des nouvelles idolâtries – le culte du corps, le mythe de la beauté et de l’éternelle jeunesse, le sport et les dieux du stade, le pouvoir, le sexe – qui asservissent la liberté et le libre arbitre en dénigrant le Dieu de vérité.
La seule réponse possible à cette pression de l’uniformisation est, comme Eléazar et les martyrs d’Israël, d’entrer en résistance. Ce qui signifie être vigilant à ce qui constitue la dignité de notre humanité. Et d’entretenir ce qui est convenable pour nous.[17] Être attentifs à ce qui peut maintenir la qualité de notre existence, notre mode de convivialité, notre relation au monde qui nous entoure, à nous-mêmes, aux autres et à Dieu. Avoir le courage et l’audace de refuser, même au prix de notre confort, les facilités fallacieuses, les compromissions qui avilissent, les démissions. Pour vivre sa propre existence en êtres humains libres et responsables.
[1] Ou encore livres des Maccabées, en référence à la révolte des frères Maccabées et le rôle joué notamment par Judas Maccabée.
[2] Ils couvrent une période d’un demi-siècle, du règne de Séleucius IV (176) à l’avènement de Jean Hyrcan (134).
[3] Le culte du Temple avait été aboli sous le règne d’Antiochus IV Epiphane (175-164) par ce qu’il est convenu d’appeler l’abomination de la désolation.
[4] Les catholiques et les orthodoxes dénomment ces livres deutérocanoniques et les protestants apocryphes.
[5] L’idée de résurrection est étrangère du noyau de la Torah, contenu dans le Pentateuque (Genèse, Exode, Lévitique, Nombres, Deutéronome).
[6] Son auteur anonyme est appelé l’abréviateur car il résume cinq livres écrits après 160 par Jason de Cyrène, écrivain de la Diaspora de Cyranéique.
[7] Il est proche à cet égard du livre de Daniel, qui voit aussi apparaître l’idée de résurrection.
[8] Martyr des sept frères et de leur mère (2 M 7,1-42).
[9] Le culte des saints Maccabées a été entretenu par les Pères de l’Eglise. Leurs reliques ont été transférées à Milan et à Cologne, et des églises leur sont dédiées à Rome, Lyon et Vienne.
[10] Elle ne le sera définitivement qu’après l’emprise des Pharisiens sur l’ensemble du judaïsme. Ainsi, le livre de la Sagesse enseigne seulement le bonheur éternel de l’âme des justes.
[11] La tradition des Sadducéens enseignait que les morts séjournaient dans le Shéol – équivalent de l’Hadès grec – (Gn 37,35), sans parler de résurrection.
[12] Le récit de son martyre rappelle celui des docteurs du peuple (Dn 11,32-53).
[13] Jean Chrysostome verra d’ailleurs en Eléazar le protomartyr de l’Ancienne Alliance.
[14] Kasher se traduit d’ailleurs par convenable, qui convient, qui est apte.
[15] Certains estiment actuellement ainsi que les produits alimentaires qui ne sont pas issus du commerce équitable ne sont pas kasher.
[16] Si Dieu a brouillé les langues à Babel (Gn 11,1-9), c’est pour mieux préserver la diversité.
[17] En matière d’alimentation, par exemple, on peut penser à la lutte contre la malbouffe en privilégiant les produits locaux, les circuits de distribution courts.