
L’évangile de l’amour des ennemis appartient aux antithèses du Sermon sur la Montagne. Jésus instruit les foules rassemblées autour de lui. Son enseignement radical ne peut être compris que dans la logique du Royaume qu’il annonce. Le bonheur qu’il promet est paradoxal car destiné aux humbles, aux pauvres, aux humiliés. Il se tourne ensuite vers ses disciples pour expliciter son discours. Il est ainsi venu pour accomplir la Loi en lui donnant une interprétation orientée vers la justice du Royaume.
L’enseignement de Jésus est nouveau, original et illustré par une série d’applications concrètes. Chacune de ces antithèses débute par « Vous avez appris qu’il vous a été dit … Et bien moi je vous dis … » Une manière de parler qui impressionne d’autant plus que ce « moi je vous dis » revendique pour lui l’autorité de Dieu, source de la Loi. La nouveauté introduite par Jésus réside précisément par la force de l’amour de Dieu dont il remplit les prescriptions de la Loi qu’il vient revisiter.
Le commandement d’amour des ennemis vient nous questionner. S’agit-il d’éprouver des sentiments pour ceux qui nous haïssent ? N’est-ce pas faire offense à notre nature profonde ? Ou s’aplatir devant ceux qui veulent nous opprimer ? Ou encore une position irénique qui ne tient pas compte des réalités ?
Jésus se réfère à la prescription de la Loi « Ne te venge pas et ne sois pas rancunier à l’égard des fils de ton peuple, c’est ainsi que tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Lv 19,18). Il faut noter que le prochain dont il est ici question appartient au peuple, à l’exclusion donc des étrangers. Par ailleurs, la Loi ne prescrit en aucune manière la haine des ennemis. Si certains groupements religieux (tel Qumrân) vouaient à la haine les communautés hostiles, il ne s’agissait en aucun cas de haine de l’individu.
Pour qualifier l’amour des ennemis, l’Évangile utilise le terme grec agapè, traduction de l’hébreu hésed. Qui a été traduit par le latin caritas, et le français charité. Il représente la fidélité, l’attachement, l’amour divin et inconditionnel. À l’encontre de philia, qui désigne l’amour purement humain, fait d’amitié ou d’attirance mutuelle.
Jésus n’en appelle donc pas à éprouver des sentiments envers les ennemis, ce qui est humainement impossible et constituerait une perversion de l’amour. Mais il commande à leur égard un amour de volonté et de respect. Respecter l’ennemi veut dire le reconnaître en tant qu’être humain, lui accorder une place pour exister. De plus, le respect a une valeur exemplative de provocation. En lui montrant du respect, je le provoque à une prise de conscience, de manière à l’inciter à modifier son comportement. Je lui manifeste ainsi que je le crois capable de changer, de s’améliorer.
Aimer ses ennemis signifie alors aimer à la manière de Dieu, sans condition, d’un amour gratuit qui n’attend pas de retour. Il aime tous les êtres humains, bons comme méchants, et reste ouvert à tous. Aimer d’un tel amour nous rend enfants de Dieu. D’où l’appel à la perfection de Jésus. « Soyez parfaits », autrement dit la perfection des disciples correspond à celle de Dieu, qui étend sa miséricorde sur tous sans exception.
Jésus nous recommande de prier. Nous prions volontiers pour nous et pour les nôtres, pour les chrétiens persécutés, qui sont légion dans le monde. C’est une œuvre louable, mais est-ce suffisant ? Prions-nous pour ceux qui nous persécutent, pour ceux qui torturent ? Associons-nous, dans notre prière, la victime et le bourreau ? Difficile, bien sûr, mais n’est-ce pas la volonté du Christ ? Et n’est-ce pas une manière de reconnaître la personne, de lui rendre une dignité, même si elle n’a pas voulu l’accorder elle-même à celui qu’elle persécute ? Prier pour sortir de la violence, pour remplacer un cercle vicieux par un cercle vertueux. Sans faux irénisme, mais parce que la prière peut transformer, relever. Prier pour la conversion de ceux qui nous persécutent pour que « d’assassins, ils deviennent saints ».[1]
[1] Christian Dehotte, homélie, Saint Antoine (Harre), 2019.