
La parabole des invités remplacés par des pauvres est commune à Luc et Matthieu.[1] Elle appartient aux paraboles du Royaume, le règne de Dieu étant souvent comparé à des noces ou un repas. L’originalité de Luc est d’y appeler un peuple nouveau formé de pauvres, juifs ou païens.[2] Déjà, au cours du même repas où il est invité dans la maison d’un chef des Pharisiens, Jésus insiste sur l’humilité, préconisant de choisir la dernière place[3], ou encore sur la générosité active, suggérant d’inviter des pauvres.[4]
Heureux qui mangera le pain dans le royaume de Dieu ! La remarque du convive qui sert d’amorce à la parabole rappelle la révélation du Livre de l’Apocalypse.[5] La béatitude exprime l’espoir de participer au festin messianique de la consommation des temps où les élus sont rassemblés autour des patriarches et des prophètes, selon la vision traditionnelle. Ceux qui n’auront pas répondu à l’appel en seront exclus.[6]
La parabole proprement dite voit défiler trois séries d’invités successifs. D’abord les invités du départ, présumés être nombreux, bien que, selon la règle usuelle du genre, le récit n’en présente que trois.[7] Selon l’usage oriental, les invités ont été prévenu depuis longtemps. Au dernier moment, leur hôte envoie un serviteur pour les chercher et les accompagner. Mais tous déclinent l’invitation, sous prétexte d’autres obligations, le troisième ne prenant même pas la peine de s’excuser.[8]
Ensuite, le maître fait appeler par les places et les rues de la ville (Jérusalem) les pauvres, les estropiés, les aveugles et les boiteux. Les premiers suppléants sont ainsi tous les types de pauvres, ceux qui sont déclarés bienheureux, à qui est promis le Royaume.[9] Puisqu’ils sont recrutés dans la ville, il s’agit bien ici des pauvres d’Israël, ce petit reste à qui Dieu promet son amour préférentiel.
Enfin, parce qu’il reste de la place, l’hôte fait élargir la recherche par les routes et les jardins. C’est donc en dehors de la ville que sont interpellés les deuxièmes suppléants. Dieu convoque aussi les gens de l’extérieur dans son Royaume à la place des invités défaillants. Ils y sont priés de manière pressante, sans pour autant qu’il soit fait usage de violence envers eux.[10]
Les invités initiaux n’entreront pas dans le Royaume de Dieu. La menace finale de la parabole s’adresse aux auditeurs incrédules de Jésus. Elle ne concerne pas l’ensemble des juifs, puisque les pauvres issus de la ville font bien partie de ceux qui participent au repas, avant même les gens de l’extérieur.
La parabole a été interprétée traditionnellement de façon allégorique, en identifiant les différents invités à des catégories de personnes. Les premiers invités sont alors le peuple juif, qui refusent l’invitation. Les suppléants sont d’abord les pauvres d’Israël et ensuite les peuples païens. On peut se questionner sur la légitimité de pareille interprétation, car les paraboles interrogent sur le jeu des personnages entre eux plutôt que sur des identifications. Et ce rapport des personnages vient nous renseigner sur notre rapport aux autres et notre relation à Dieu. Autrement dit, nous sommes à la fois, successivement ou simultanément, les premiers invités, les pauvres de la ville et les gens de l’extérieur.
Dieu nous invite tous à participer aujourd’hui à son Royaume. Mais quelle réponse lui accordons-nous ? N’invoquons-nous pas parfois des prétextes ou des bonnes raisons pour décliner son offre ? Des choses urgentes à faire, des motifs professionnels ou familiaux ? Quelles sont nos priorités ?
Dieu privilégie les pauvres. Reconnaissons-nous nos pauvretés ? Avons-nous suffisamment d’humilité pour nous abandonner dans la confiance ? Quelle attitude adoptons-nous envers les pauvres au sein de nos communautés ? Ne sommes-nous pas trop souvent suffisants ou dominateurs ?
Dieu n’a pas d’exclusive envers les gens de l’extérieur. Quelle attitude avons-nous par rapport à ceux qui sont en dehors de l’Église, qui ne pensent pas comme nous ? Que faisons nous pour les intégrer, les accepter sans leur faire violence, sans en faire nos obligés ?
Bienheureux sommes-nous quand nous partageons avec les pauvres, les estropiés, les aveugles et les boiteux le pain du Royaume que Dieu a préparé pour tous !
[1] Parallèle en Mt 22,1-10. Voir mon commentaire de l’évangile da Matthieu du vingt-huitième dimanche ordinaire de l’année liturgique A.
[2] Contrairement à Matthieu, qui s’adresse à des chrétiens d’origine juive, Luc écrit pour une communauté chrétienne d’origine païenne.
[3] Luc 14, 7-11.
[4] Luc 14,12-14.
[5] Heureux ceux qui sont invités au festin des noces de l’Agneau (Ap 19,9).
[6] Il y aura des pleurs et des grincements de dents, quand vous verrez Abraham, Isaac et Jacob, ainsi que tous les prophètes, dans le Royaume de Dieu, et vous jetés dehors (Lc 13,28).
[7] Ainsi de même, la parabole du bon samaritain (Lc 10,25-37), ne présente-t-elle que trois personnages.
[8] Le mariage qui lui sert de prétexte est peut-être une allusion à la recommandation de préférer Jésus à sa propre famille (Lc 14,26).
[9] Voir les Béatitudes (Lc 6,20-23).
[10] Les interprétations qui, dans l’histoire du christianisme, ont légitimé des conversions forcées sont ainsi abusives, elles ne correspondent pas à l’esprit de l’évangile.