
Aujourd’hui, Jésus met en jeu, avec le thème des traditions et du formalisme rituel, la nature même du rapport à Dieu de l’être humain. Dans le cadre de l’évangile de Marc, après une première multiplication des pains, la marche sur la mer et les guérisons opérées à Génésareth, les discussions de Jésus avec les autorités juives n’ont pas encore pris le caractère polémique et dramatique qu’elles auront plus tard.
La discussion sur le pur et l’impur avec les pharisiens s’inscrit en contraste avec le succès que rencontre Jésus auprès des foules. Elle constitue, pour les communautés chrétiennes à qui l’évangile est destiné, une base de compréhension nouvelle qui rend possible l’unité des juifs et des païens au sein de l’Eglise.
La question de la pureté est fondamentale dans le judaïsme pour qui tout ce qui est impur conduit à la mort et ce qui est pur conduit à Dieu. Les pratiques de purification ne sont donc pas hygiéniques, mais rituelles. Au-delà du rite, c’est le rapport du juif croyant à Dieu qui est concerné, car ce qui est impur empêche d’avoir accès au monde sacré et coupe de la vie qui est en Dieu.
Les pharisiens questionnent Jésus en voyant ses disciples prendre leur repas avec des mains impures, c’est-à-dire non lavées. Le ton est interrogateur, car le fait s’inscrit en rupture de la tradition des anciens. Il appelle une explication, ou une mise au point. La réponse de Jésus s’appuie sur une des autorités les plus incontestables, celle du prophète Isaïe. Celui-ci a dénoncé le formalisme religieux qui réduit la foi à des rites extérieurs qui n’engagent pas le cœur du croyant[1]. L’essentiel est pourtant ce culte du cœur.
L’accusation d’hypocrisie que porte Jésus est forte. Le terme[2] sous-entend en effet l’intention de fausse apparence, d’artifice d’une personne dont les actes ne correspondent pas avec les pensées. De plus, dans l’esprit sémite[3], il se charge d’un sens qui signifie pervers, impie. Un hypocrite est en puissance de devenir un impie. Il ne peut donc se tenir en présence de Dieu. Il devient aveugle dans son discernement et son jugement est faussé, perverti.
Les hypocrites, dénonce Jésus, dénaturent le commandement de Dieu en le remplaçant par une tradition humaine. Il illustre son propos par l’exemple du poids accordé aux parents. Les obligations de secours et de solidarité envers les parents – l’impératif de donner à ses père et mère toute l’importance qu’ils représentent[4], ainsi la sanction de mort liée à sa transgression[5] – sont contournées par des traditions d’origine humaine. On était ainsi dispensé d’assister ses parents en faisant le vœu de donner au Temple[6] les biens qui seraient destinés à leur venir en aide. La pratique des pharisiens est purement humaine.
Aujourd’hui encore se pose la question d’une religion qui tombe dans le piège du formalisme, dont les pratiques rituelles cachent des intérêts uniquement humains. Nos rapports à Dieu ne sont-ils pas trop extérieurs, en nous accrochant à des rites dont nous avons parfois perdu le sens ? L’urgence de notre époque est de passer à une relation à Dieu plus intérieure, de cœur à cœur. D’adopter une attitude vraie. De pratiquer une religion du cœur qui se manifeste par des actions de miséricorde envers les petits, les pauvres, les exclus, pour faire éclore un monde plus juste, plus solidaire.
[1] Is 29,13 : Le Seigneur dit : « Ce peuple ne s’approche de moi qu’en paroles, ses lèvres seules me rendent gloire, mais son cœur est loin de moi. La crainte qu’il me témoigne n’est que précepte humain, leçon apprise. »
[2] Le mot grec est au départ un terme de théâtre. Il signifie un rôle de théâtre, une réponse dans un dialogue. De l’imitation volontaire, on passe alors à un sens moral de feinte, de ruse.
[3] Le mot araméen qui sous-tend le terme grec est hanefa, qui lui donne une connotation d’impiété.
[4] Alourdis ton père et ta mère (Ex 20,19 et Dt 5,16). Le verbe honorer n’existe pas en hébreu en tant que tel, il est rendu par donner du poids, alourdir.
[5] Quand un homme allège son père et sa mère, il sera mis à mort. Il a allégé père et mère, son sang retombe sur lui (Lv 20,9). Il ne s’agit pas d’une malédiction au sens où on l’entend habituellement, mais d’une action d’effacement progressif, d’allègement (en opposition à un alourdissement). La sanction de mort est généralement interprétée comme un chemin qui mène à la mort, donc une route sans issue.
[6] En déclarant ces bien qorban, littéralement offrande.