
Souvent Jésus parle en paraboles.[1] Elles interviennent particulièrement dans les situations conflictuelles, lorsque Jésus, contesté, préfère répondre aux critiques en racontant des histoires qui semblent sortir tout droit de la vie quotidienne. Il interpelle de la sorte ses auditeurs au plus profond de leur existence.
Ainsi, à ceux qui récriminaient contre lui parce qu’il faisait bon accueil aux pécheurs et qu’il mangeait avec eux, Jésus adresse cette parabole. Il déplace le débat et ouvre ses interlocuteurs à un ailleurs dans lequel ils peuvent se projeter ou se reconnaître. En même temps, parce qu’il ne les condamne ni ne les juge, il leur rend possible une rencontre avec le Père. Nous aussi, il nous incite à sortir de nos certitudes et de nos préjugés pour nous mettre en route dans l’accueil de la nouveauté de Dieu.
Devant cette histoire, nul ne peut rester indifférent, mais chacun est invité à confronter ses attitudes à celles des deux fils et de leur père. Cette parabole du fils prodigue pourrait tout aussi bien s’appeler la parabole du père miséricordieux, car on y voit le père offrir avec prodigalité son amour et son pardon.
Le début du récit peut nous sembler banal, n’est-il pas fréquent de voir un jeune en conflit avec son père, vouloir prendre son indépendance et quitter le domicile familial. Mais à l’époque, la chose était, sinon inconcevable, du moins exceptionnelle. L’organisation familiale était patriarcale et l’héritage n’était dû aux hoirs qu’à la mort du père. Dans ces conditions, réclamer le partage des biens signifie le meurtre symbolique du père.
Le cadet, ayant reçu sa part d’héritage, s’en va donc dans un pays lointain et dilapida sa fortune en menant une vie de désordre. De fils libre et fortuné, il devient gardien de porcs, bêtes impures, chez un employeur qui lui refuse même la nourriture qu’il donne à ses animaux. C’est donc la déchéance totale.
Ce refus précipite la prise de conscience du fils, qui décide de retourner chez son père. La motivation qu’il en donne est purement alimentaire. Combien d’ouvriers de mon père ont du pain en abondance et moi, ici, je meurs de faim. Le détail est important à relever, car le message central de la parabole n’est pas, comme on pourrait l’espérer, la conversion supposée du fils, mais bien la miséricorde du père.
La mise en scène imaginée par le fils pour rentrer chez son père ne se déroule pas comme prévu. D’une part, le père, dès qu’il l’aperçoit, court se jeter à son cou, transformant ainsi le retour à la maison en rencontre hors de la maison et d’autre part, il ne lui laisse pas dire la phrase qu’il avait soigneusement préparée, peut-être pour lui épargner de proférer un mensonge.
Le père reprend donc l’initiative et donne à son cadet infiniment plus que celui-ci n’escomptait ou lui demandait. Il souhaitait simplement être un ouvrier nourri et il se voit redevenir un fils vêtu et fêté.
Le père aussi a changé de registre. Au début, il s’était montré sur un plan économique, comme celui qui partage sa fortune. Ici, il se dévoile sur un plan affectif et émotionnel, avec un côté maternel.[2]
Mais le père n’en aime pas moins son fils aîné. Ce dernier est scandalisé et aigri, de son point de vue à juste titre, de l’attitude paternelle face à celui qui a dévoré ton bien avec des prostituées. Le père sort aussi à sa rencontre pour l’inviter à participer à la fête et l’ouvrir à l’économie et la joie du pardon. L’amour du père n’est pas une récompense pour l’exécution d’un ordre donné, mais se manifeste dans une communion et un partage total. Tout ce qui est à moi est à toi.
La réponse du fils aîné à l’invitation du père n’est pas précisée, pas plus que la pensée du cadet devant l’accueil inattendu qu’il reçoit. Comprennent-ils l’amour du père, rien n’est moins sûr ? La conclusion de la parabole reste ouverte. A chacun de nous d’en imaginer une issue, d’en écrire la fin avec notre vie. Nous sommes tous graciés d’une manière ou d’une autre, et nous sommes appelés à faire grâce à notre tour. Comment accueillons-nous l’amour du Père et en témoignons-nous aux autres ?
[1] Contrairement à l’allégorie, dont l’interprétation se joue dans l’identification du lecteur aux personnages, la parabole est un genre littéraire typiquement sémite où c’est le jeu des personnages entre eux qui rend compte de ce qui est révélé au lecteur de lui-même, de sa relation aux autres et à Dieu.
[2] L’aspect maternel du père est bien rapporté par le peintre Rembrandt, qui représente le père avec deux mains différentes, une main d’homme pour affermir et une main de femme pour consoler.