
Jésus entraîne aujourd’hui à la croisée de l’amour de Dieu et de l’amour du prochain. Il articule la foi à la mesure de ces deux amours semblables et pour tout dire unis en sa personne. Il est le moyen terme par lequel les deux commandements et les deux amours communiquent entre eux. Il appelle le croyant à vivre de l’amour de Dieu en se mettant au service de l’autre.
Maître, dans la Loi, quel est le grand commandement ? Le but de celui qui pose cette question à Jésus n’est pas de se laisser enseigner par lui, mais de lui tendre, une fois de plus, un piège. Car choisir un parmi les multiples préceptes des pharisiens, c’est entrer avec eux dans le jeu d’une controverse sans fin. Tout choix est en effet critiquable et sera immédiatement l’objet de discussions oiseuses. Jésus ne s’y laisse pas prendre et sa réponse veut englober l’ensemble de l’enseignement du peuple juif, celui de la Loi de Moïse, mais aussi des Prophètes qui, au cours de son histoire, l’ont interprétée.
Il ne faut pas entendre le terme commandement comme une ordonnance juridique, mais bien comme une parole de vie. De même que les dix commandements sont les dix paroles données par Dieu pour rendre la vie possible en communauté. La plupart de ces paroles[1] ne s’imposent d’ailleurs pas comme un impératif, mais comme des usages qui conditionnent la vie en société. Elles mènent à la vie et ne pas suivre la route qu’elles tracent conduit à des impasses, dans une logique de mort.
Jésus donne à son tour deux paroles de vie, l’amour de Dieu et l’amour du prochain. Il n’invente rien, les deux commandements sont bien présents dans le judaïsme. L’amour de Dieu est constitutif de la foi juive : Écoute, Israël ! Le Seigneur notre Dieu est le Seigneur Un. Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de tout ton être, de toute ta force.[2] De même, l’amour du prochain est au cœur de la Loi de Moïse : Ne te venge pas et ne sois pas rancunier à l’égard des fils de ton peuple : c’est ainsi que tu aimeras ton prochain comme toi-même. C’est moi, le Seigneur.[3]
L’originalité de Jésus, tout son génie, est de mettre les deux paroles côte à côte. Leur similitude concerne non pas l’identité mais la nature et l’importance égale accordée aux deux commandements. Dès lors, ils ne sont pas interchangeables, comme si aimer le prochain, c’était aussi aimer Dieu et vice-versa. De plus, aimer son prochain comme soi-même signifie l’aimer totalement, de tout cœur, et non pas s’aimer d’abord soi-même pour aimer ensuite ou également l’autre.
Jésus place l’amour du prochain au cœur de la foi. Ce n’est pas une conséquence de l’amour de Dieu ou de l’amour de soi-même. L’amour de l’autre est constitutif de la foi, au même titre que l’amour de Dieu. Il ne s’agit pas d’un amour théorique, mais d’un amour concret, pratique, qui trouve son application dans l’intérêt et le souci des autres, et singulièrement des humbles et des pauvres. L’amour que l’on a pour ceux-ci n’est pas la conséquence de la foi, mais en est partie intégrale. Le service de la charité est constitutif de la mission de l’Église.[4] Il est la marque distinctive de l’identité chrétienne.
Les chrétiens n’ont pas l’exclusive de l’amour de l’autre et de la solidarité. La société civile pratique aussi la justice distributive. Mais, en associant amour de Dieu et amour du prochain, le Christ ouvre ce dernier à une dimension divine et le transcende. Il apporte à la société un surcroît d’humanité dans la divinité de l’homme reconnu et aimé de Dieu. Aimer son prochain comme soi-même, n’est-ce pas l’aimer comme Dieu nous aime ?
[1] Seules deux paroles sont à l’impératif (se souvenir du shabbat et alourdir ses père et mère), les huit autres sont formulées dans des propositions négatives au mode inaccompli. Voir le Décalogue dans Ex 20,1-17 et Dt 5,6-21.
[2] Dt 6,4-5. Le Schéma Israël fait partie de la profession de foi de tout juif pieux.
[3] Lv 19,18. Le verset est l’épicentre du Lévitique, lui-même livre central du Pentateuque, loi de Moïse.
[4] Pape Benoît XVI.