
Le thème de la vraie parenté de Jésus apparaît dans les trois évangiles synoptiques[1] en des termes très semblables, mais seul Marc le place dans un contexte aussi radical de volonté de prise de pouvoir sur sa personne. Cette situation s’explique peut-être par le peu de place qu’occupe Marie, mère de Jésus dans son évangile, où elle n’est citée qu’à deux occasions et toujours dans des rôles contreproductifs.[2]
L’histoire commence un peu plus haut dans l’évangile[3] quand la foule s’agglutine autour de Jésus à la maison[4]. À la nouvelle, la parentèle de Jésus se déplace sur les lieux. Non pas pour le rencontrer, mais pour se saisir de lui, car ils l’estiment hors de lui. Le récit est alors interrompu par une controverse avec les scribes qui accusent Jésus d’opérer des miracles par Béelzéboul[5], ce qui vient l’éclairer[6]. Ainsi donc, tant pour la parenté de Jésus que pour les autorités religieuses, il serait possédé par le démon. Ce qui explique l’intention des premiers de prendre possession de lui et qui le disqualifie aux yeux des seconds.
Arrivés devant la maison où se trouve Jésus, sa mère et ses frères[7] se tiennent dehors. Le détail n’est pas anodin, il signifie qu’ils ne sont pas chez eux dans la maison, ils ne font pas partie de la maisonnée. Ils n’appartiennent pas au premier cercle des familiers de Jésus, à ses disciples.
La question rhétorique de Jésus – Qui sont ma mère et mes frères ? – vient situer la radicalité de son enseignement et de ses engagements. Il n’a jamais privilégié les liens du sang, leur préférant les liens électifs. Ainsi pour lui, il existe des liens plus forts et plus puissants que les liens filiaux[8].
L’essentiel est d’accomplir la volonté de Dieu : Quiconque fait la volonté de Dieu, voilà mon frère, ma sœur, ma mère. Être disciple, c’est faire cette volonté, qui s’exprime dans ses commandements d’amour. Aimer Dieu de tout son cœur, de toute son âme, de toute sa pensée et de toute sa force. Et aimer son prochain comme soi-même.[9] Faire la volonté de Dieu, c’est se mettre en acte d’amour. Ce n’est pas une volonté de possession ou de puissance qui s’impose à l’autre, mais une disposition à établir avec lui une relation d’interdépendance dans un lien de réciprocité, en le reconnaissant comme soi-même.
Jésus bouleverse les rapports familiaux. Sa radicalité questionne nos relations aux autres, mais aussi notre piété mariale. L’image que nous entretenons de sa mère est issue des évangiles de l’enfance[10], qui nous la présentent comme une femme à l’écoute, pleine de grâce, qui accepte sa vocation et retient tous ces événements dans son cœur. Ou encore de l’évangile de Jean, pour qui elle est le modèle de disciple, présente du commencement[11] à la fin[12] du ministère du Christ. En contraste, l’évangile de Marc dégage une autre image de Marie. Celle d’une femme qui doute de la mission de son fils, qui peut se montrer possessive quand elle craint pour lui ou ne le comprend pas, et qui n’appartient pas au premier cercle de ses familiers. Une image qui écorne un peu la représentation idyllique que l’on peut s’en faire, mais qui apporte peut-être plus de profondeur à sa personnalité. Une femme qui reflète notre humanité, faite d’espoirs, de questions, d’hésitations, de craintes. Et qui nous est infiniment plus proche.
Marie accomplit par excellence, par son fiat, la volonté de Dieu. L’évangile de Marc nous fait comprendre que cela n’a rien d’évident et combien ce consentement peut figurer de dépassement de soi, de pénible abandon, de dure exigence. Elle est l’espérance de notre humanité. Elle accomplit, avec la grâce de l’Esprit, le douloureux chemin de la dépossession de soi. Elle participe pleinement de la relation d’amour du Père avec son Fils. Elle nous précède dans nos engagements de vie.
[1] Voir les parallèles en Mt 12,46-50 et Lc 8,19-21.
[2] La seconde mention de Marie se situe lors de la visite de Jésus à Nazareth (Mc 6,1-6) : N’est-ce pas le charpentier, le fils de Marie (v3). La situation montre que le sentiment de proximité, la volonté de vouloir s’approprier Jésus empêchent de le reconnaître pour ce qu’il est réellement, le Fils de Dieu, et inhibent toute son action : Et il ne pouvait faire là aucun miracle (v6).
[3] Mc 3,20-21 : À cette nouvelle, les gens de sa parenté vinrent pour s’emparer de lui. Car ils disaient : «Il a perdu la tête» (v21).
[4] La maison de Capharnaüm, précisément la maison de la belle-mère de Simon-Pierre, où Jésus se sent chez lui et d’où il rayonne dans la Galilée pour y porter la Bonne Nouvelle.
[5] Mc 3,22-30 : C’est par le chef des démons qu’il chasse les démons (v22).
[6] L’emboîtement d’un récit dans un autre est un procédé littéraire classique, appelé inclusion, souvent utilisé par Marc. Le texte ainsi inclus vient éclairer la signification du texte dans lequel il s’insère.
[7] Le terme frères est au Moyen-Orient un mot générique qui désigne des membres de la famille proche tels de vrais frères ou des cousins.
[8] Dans la question du mariage et du divorce (Mc 10,1-12), il souligne l’importance du lien conjugal, qu’il réfère à l’ordre de la création : L’homme quittera son père et sa mère.
[9] Les deux commandements d’amour : Mc 12,29-31.
[10] Chez Matthieu (chapitres 1 et 2) et Luc (chapitres 1 et 2).
[11] Aux noces de Cana : Jn 2,1-12.
[12] Au pied de la Croix : Jn 19,25-27.