
L’enseignement de Jésus sur le pardon entre frères est destiné aux disciples qui se sont approchés de lui pour s’enquérir des priorités du Royaume.[1] Ils ont besoin d’être rassurés devant la perspective de sa Passion et de sa Résurrection.[2] Jésus donne alors des instructions sur la manière de se comporter envers ceux qui succombent au péché, il donne aux disciples le pouvoir de remettre les péchés et les encourage à prier en leur assurant sa présence au milieu d’eux lorsqu’ils se rassemblent.
Pierre intervient à ce moment pour interroger sur l’ampleur du pardon à accorder à son frère : Combien de fois dois-je lui pardonner ? Jusqu’à sept fois ? Il veut indiquer par ce chiffre la perfection du pardon. Jésus surenchérit alors en déclarant : Jusqu’à septante fois sept fois. Autrement dit jusqu’à la perfection de la perfection, ou encore indéfiniment. Le pardon qu’il apporte est infini.
Jésus vient illustrer son propos par la parabole du débiteur impitoyable. Une parabole est une courte histoire utilisant les événements du quotidien pour éclairer un enseignement. Son interprétation se situe dans le jeu des personnages entre eux plutôt que dans l’identification à ces personnages.[3] La manière dont le roi et les deux serviteurs de la parabole interagissent dit ainsi quelque chose de Dieu, de nous-mêmes et de notre rapport à Dieu et à autrui.
Le premier serviteur a une dette envers le roi de dix mille talents.[4] Un montant colossal, dont l’énormité faut penser que la situation de cet homme est sans issue. Il ne peut donc s’en remettre qu’à la pitié de son maître, qui par compassion lui remet sa dette. Telle est aussi la situation de l’humanité par rapport à Dieu. L’être humain doit tout à Dieu, la nature, son existence, son amour, et il ne pourrait jamais rien lui rendre qu’il n’ait reçu de lui. Il ne peut donc que se remettre à l’infini de sa bonté, de son amour.
La miséricorde du roi fait paraître particulièrement choquante l’attitude du serviteur par rapport à son compagnon à qui il refuse de remettre sa dette. Le montant de cent pièces d’argent [5]apparaît comme dérisoire par rapport à ce qui lui a été remis. Une disproportion qui explique la colère du roi qui remet le débiteur impitoyable aux bourreaux jusqu’à ce qu’il eût remboursé tout ce qu’il devait. Autrement dit, il le condamne à vie, puisqu’il n’aurait pas assez de son existence pour apurer sa dette par son travail.
Le roi attendait de son serviteur qu’il se comporte avec la même pitié que lui. De même Jésus, lorsqu’il dit à ses disciples comment prier, enseigne-t-il : Remets-nous nos dettes, comme nous avons remis à ceux qui nous devaient.[6] Nous sommes tous des débiteurs insolvables devant Dieu. Être pardonnés de nos fautes est la grâce par excellence, puisque nous sommes incapables de réparer nos péchés. Jésus lie si profondément nos devoirs envers Dieu à nos devoirs envers nos frères que, pour nous accorder son pardon, il nous demande de pardonner à nos frères. Le pardon de Dieu est infini, quelle que soit la situation de l’homme pécheur, pourvu que celui-ci pratique la réciprocité avec ses frères. Et ce que nous avons à pardonner aux autres ne sera jamais que dérisoire par rapport à ce que Dieu nous pardonne.
Aujourd’hui, Le Christ nous appelle à pardonner comme Dieu nous pardonne. On le sait, le pardon est difficile, ce n’est pas une chose naturelle pour nous. Ce qui serait naturel, c’est de se venger de l’offense faite, et entrer dans le cercle vicieux de la violence. Comment dès lors entrer dans le cercle vertueux du pardon ? Peut-être peut-on évoquer quelques pistes. Et d’abord se rappeler que le pardon n’a rien à voir avec l’oubli. Oublier l’offense qui a été faite, c’est se condamner à revivre les mêmes situations qui ont occasionné l’injure et empêcher l’offenseur de reconnaître sa faute et de s’en corriger. Ensuite, il faut identifier précisément l’outrage, l’endroit où l’on a été blessé. Et le faire reconnaître par celui qui a fait affront, pour qu’il admette le mal qu’il a fait. Alors seulement, on pourra entamer avec lui un chemin de vie, différent forcément de celui qui a entraîné la situation.
La parabole semble aussi offrir une voie alternative, celle qu’aurait pu emprunter le débiteur impitoyable vis-à-vis de son compagnon. Un pardon non plus à l’image de Dieu, mais à visage humain, de portée plus réduite. Lorsque l’offenseur refuse de reconnaître la faute, ou quand la charge est trop lourde pour l’offensé. On peut alors pardonner non pas pour l’autre, mais pour soi-même. Pour refuser de se laisser enchaîner dans le lien de la victime et du bourreau ou dans une relation de haine ou de peur. Pardonner pour se libérer de l’autre, pour se délier de l’emprise qu’il a sur nous. Pardonner pour être libre.
Le pardon de Dieu est infini, il va jusqu’à la réconciliation complète du pêcheur avec lui. Nous ne sommes pas Dieu, nous peinons souvent sur le chemin du pardon. De par nous-mêmes, nous sommes incapables de pardonner en vérité. Nous avons besoin de son soutien, sa grâce nous est indispensable. Nous lui demanderons aujourd’hui cette grâce de miséricorde pour pardonner comme lui.
[1] A cette heure-là, les disciples s’approchèrent de Jésus et lui disent : « Qui dons est le plus grand dans le Royaume de Dieu ? » (Mt 18,1).
[2] Jésus a déjà annoncé deux fois à ses disciples sa Passion et sa Résurrection.
[3] La parabole est un genre littéraire typiquement sémite, contrairement à l’allégorie, d’origine grecque, qui s’interprète par des identifications des personnages à d’autres (exemple : le roi représente Dieu).
[4] Un talent représentait trente kilos d’or.
[5] Une pièce d’argent représentait le salaire journalier d’un ouvrier agricole.
[6] Le Notre Père : Matthieu 6,12.