
Voici la méditation qu’Alexis nous partage
Le thème du juste frappé par l’épreuve interpelle la Sagesse juive tout comme il questionne la foi de nos contemporains sur le prétendu silence de Dieu face au mystère du mal. Il interroge une justice de Dieu que l’on voudrait directe et rétributive, de plus il aveugle une humanité incapable de distinguer les signes de salut et de guérison qui lui sont pourtant proposés.
Le livre de Tobit va jusqu’au bout de ces problèmes en les mettant en scène dans une espèce de roman populaire n’hésitant pas à emprunter à la sagesse du monde environnant. Joyau de la littérature juive, il témoigne de la vitalité du judaïsme dans les siècles qui suivent l’Exil.[1] Il rapporte les épreuves subies sans faute de leur part par deux familles parentes, celles de Tobit et de Sara[2], déportées respectivement à Ninive et à Echatane.[3]
Dieu entend leurs supplications et décide de les guérir par l’intermédiaire de l’ange Raphaël.[4] Dans cette entrefaite, Tobit envoie son fils Tobias recouvrer une somme d’argent en Médie. L’ange Raphaël, ayant pris figure humaine, est engagé comme guide de l’expédition. Il accompagne Tobias dans son voyage aventureux qui le conduit à épouser et à sauver Sara sa parente. Au retour, grâce aux conseils de l’ange, il guérit son vieux père aveugle. Les deux familles ont retrouvé le bonheur. Raphaël révèle son secret et disparaît. Le récit s’achève dans l’action de grâce et les perspectives de salut à venir.
Tobit a mené une vie pieuse et pratiqué «les justices» – les bonnes œuvres – autrement dit respecté les prescriptions de la Loi.[5] En particulier, il enterre ses coreligionnaires laissés sans sépulture[6], au mépris de sa propre sécurité. Pour cette raison, il a été dépossédé de ses biens et obligé de se cacher. Sa situation de détresse, même si elle consterne ses familiers, est cependant relative, puisqu’il reçoit de l’aide de sa famille – de son neveu Ahikar[7] en l’occurrence.
Ainsi une nuit, après avoir rempli son devoir religieux en enterrant un mort laissé sans sépulture et pris des bains de purification[8], Tobit est aveuglé[9] par de la fiente de moineaux. Le sort est parfois ironique envers ceux qui pratiquent le bien et on pourrait s’attendre, venant d’en-haut, à autre chose que de la pourriture. Mais on peut aussi s’interroger sur ce à quoi Tobit est aveugle : discerne-t-il les signes de la présence de Dieu sur sa route, ou, comme l’apôtre Paul[10], est-il aveuglé par l’éclat de ce qu’il voit ? Ou encore penser que le Seigneur permette cette épreuve pour éprouver la justice de Tobit.[11]
La scène avec sa femme Anna peut éclairer la situation. Elle revient de son travail de tisserande après avoir livré une pièce à ceux qui lui avaient passé commande. A l’approche de la Pâque[12],elle avait reçu en cadeau un chevreau. Son mari imagine un vol et refuse d’admettre qu’un don puisse lui avoir été fait. L’aveuglement de Tobit est peut-être alors l’orgueil de celui qui veut tout accomplir par lui-même et refuse de se recevoir d’autrui. En particulier, est-il imperméable à l’économie du don de Dieu, et pense-t-il se rendre juste par des propres moyens ? C’est tout l’enjeu de la Sagesse de Dieu et il faudra à Tobit un long détour pour être guéri de sa cécité.
La réplique d’Anna accentue encore cette impression de cul de sac dans lequel se trouve son mari. Elle considère clairement celui-ci comme un réprouvé et, dans la prolongation de sa logique, elle l’intime à ne plus persévérer dans sa piété. On n’est pas loin du livre de Job où sa femme[13], n’imaginant pas une guérison possible, lui suggère d’en finir avec la vie.
La Sagesse aboutirait-elle à une impasse ? Certainement, lorsque l’humanité cherche désespérément à se guérir seule de ce qui l’accable en voulant assurer sans aide aucune son salut. Mais la vrai Sagesse consiste à reconnaître ses pauvretés et ses manques pour s’abandonner avec confiance à la miséricorde divine. Notre espérance à nous chrétiens réside précisément dans ce Dieu qui guérit et nous envoie son Fils, qui a pris chair d’une chair de femme, pour nous sauver.
[1] Il a probablement été écrit vers 200 avant l’ère chrétienne. Les récits rapportés sont de pures fictions placées à l’époque de la domination assyrienne.
[2] Sara est une fille unique possédée par un démon qui à sept reprises a fait échouer ses tentatives de mariages en tuant les prétendants la nuit même de leurs noces.
[3] Dans ce qui est aujourd’hui l’Irak et l’Iran.
[4] Raphaël signifie «Dieu guérit».
[5] Selon le livre du Deutéronome : écarter les mariages mixtes, s’abstenir de mets païens, faire l’aumône et enterrer les morts.
[6] Rester sans sépulture constituait la pire des malédictions (Dt 21,22-23) et c’était un devoir sacré d’enterrer les morts (2 S 2,5).
[7] Le personnage d’Ahikar, qui apparaît à plusieurs reprises dans le livre de Tobit, est emprunté à un ancien roman oriental, la Sagesse d’Ahikar. Ministre semi-légendaire des rois d’Assyrie, il était le type du politique avisé et du sage dispensateur de maximes. En faisant de ce héros populaire le neveu de Tobit, l’auteur s’approprie l’un des courants sapientiels profanes les plus réputés.
[8] Purification rituelle après le contact d’un cadavre (Nb 19,11-13).
[9] Les leucomes sont des taches blanches sur la cornée transparente de l’œil qui peuvent entraîner la cécité.
[10] Vocation de Saul sur le chemin de Damas (Ac 9,8).
[11] La Vulgate rapproche ici Tobit de Job en ajoutant : Le Seigneur permit que cette épreuve lui advint afin que sa patience soit donnée en exemple à la postérité comme celle de saint Job.
[12] Le mois de Dystros est le nom macédonien du mois de Nissan, celui de la Pâque juive.
[13] Vas-tu persévérer dans ton intégrité ? Maudis Dieu et meurs ! (Jb 1,9).