
Le récit des pérégrinations d’Abram et de son neveu Loth[1] dans des régions semi-désertiques introduit aux rapports subtils entre groupes humains placés dans des situations de difficulté ou de manque de ressources naturelles. Les solutions qu’ils adoptent apportent la satisfaction de toutes les parties et débouchent sur des promesses divines de stabilité et de fécondité.
L’histoire fait suite au récit de la vocation d’Abram[2] et de son départ avec son neveu Loth[3]. Ils prennent avec eux tous leurs biens, leur bétail et ceux qui sont à leur service. Ce sont donc deux tribus nomades qui cheminent ensemble à travers le Néguev. Le récit insiste sur leurs richesses, particulièrement celle d’Abram,[4] et ainsi de la position dominante de son clan par rapport à celui de Loth. Le mode de vie de transhumance qu’ils mènent est conditionné par les richesses naturelles des territoires traversés, aux réserves en eau et aux pâturages disponibles. La population du pays de Canaan est en partie sédentarisée[5] et en partie nomade.[6] Ce qui signifie que les ressources du pays sont rares et insuffisantes pour les deux tribus. Des tensions vont apparaître entre elles. Ainsi, suite à des querelles entre bergers[7] et pour ne pas envenimer la situation, Abram et Loth vont prendre la sage décision de se séparer.
C’est tout naturellement à Abram, qui occupe la position sociale la plus élevée – en tant qu’oncle de Loth, mais aussi par sa richesse – que revient l’initiative de la séparation. Très finement, il n’abusera pas de sa position dominante et se montrera généreux et ouvert à la négociation. Il ne souhaite pas entrer en conflit avec son neveu, à qui il manifeste son attachement en le traitant de frère. Il lui laisse l’initiative de partir où il veut, lui-même prendra la direction inverse. Loth choisit de prendre le chemin qui lui semble le plus favorable en optant pour le district du Jourdain, pourvu d’irrigation, et connu comme le jardin du Seigneur.[8] Il se dirige vers l’orient et finira par s’établir dans la région de Sodome,[9] où il subira de nombreuses tribulations. Echappant à la destruction de la ville, il ne devra finalement une descendance qu’à une relation incestueuse avec ses deux filles.[10]
Après le départ de Loth, le Seigneur prend Abram à part pour lui préciser la double promesse[11] qu’il lui avait faite d’une terre et d’une descendance. Il lui fait voir le pays, qu’il attribue pour toujours à lui et à sa descendance, aux quatre points cardinaux de ce qu’il peut découvrir, et l’invite à le parcourir. Il lui promet la fécondité d’une descendance indénombrable. Abram prend alors la route pour aller planter ses tentes aux chênes de Mamré,[12] à proximité d’Hébron, où il va ériger un autel.[13]
Le récit de la séparation d’Abram et de Loth garde sa pertinence pour notre monde d’aujourd’hui, à condition de faire abstraction d’un mode de vie nomade, qui a disparu dans la société occidentale. On peut en effet en tirer des leçons dans le mode de résolution des conflits modernes. Lorsqu’on conflit éclate entre deux groupes ou deux pays, sa résolution dépend essentiellement de l’initiative du plus puissant ou encore de la médiation d’un arbitre tout-puissant. Ce qui se passe généralement alors est une confrontation de forces où chacune des parties cherchent à s’imposer à l’autre. Avec pour conséquence un enkystement du conflit d’où ressort le sentiment d’être vainqueur ou vaincu et les frustrations qui en résultent.
Ce n’est pas du tout ce qui se déroule ici. La partie dominante prend l’initiative d’une négociation en traitant l’autre dans la dignité et en partenaire. Elle ne cherche pas à profiter de sa position pour se monter arrogante et de s’imposer. Au contraire, elle incite l’autre à présenter une solution qui l’agrée et de la mettre en œuvre. Elle accepte cette décision et se construit alors son propre chemin, prenant sur elle et sur sa force d’en tirer le meilleur parti. On sort alors de la logique de la confrontation pour rechercher ensemble des solutions gagnant-gagnant, où chacun peut réaliser sa propre vocation en pleine liberté. La résolution du conflit débouche alors sur une promesse de fécondité, d’une existence paisible et accomplie.
[1] Le récit appartenait probablement à l’origine à un cycle indépendant de celui d‘Abraham, avec les chapitres 18 (Abraham à Mamré) et 19 (Loth à Sodome) de la Genèse.
[2] Le nom d’Abram signifie Père élevé. Il changera plus tard de nom pour devenir Abraham (Père d’une multitude) après la naissance d’Ismaël et de la promesse d’Alliance et de fécondité (en Gn 18,5). Abram reçoit vocation (Gn 12,1-3) de partir de son pays et de sa famille pour devenir bénédiction et devenir une grande nation.
[3] Loth est le fils de Harân, frère d’Abram. Après la mort prématurée de son père, il est pris en charge par son grand-père Tèrah. C’est ainsi qu’il l’accompagne dans son voyage : Térah pris son fils Abram, son petit-fils Loth, fils de Harân, et sa bru Saraï, femme de son fils Abram, qui sortirent avec eux d’Our des Chaldéens pour aller au pays de Canaan. Ils gagnèrent Harân où ils habitèrent (Gn 11,31).
[4] Le texte rapporte qu’Abram est très riche, tandis que Loth possède du bétail.
[5] Le texte indique qu’Abram et Loth n’abordent pas les villes.
[6] Les Périzzites dont il est question dans le texte ne sont pas identifiés, mais ils habitent hors des villes.
[7] Les bergers sont des serviteurs, au bas de l’échelle sociale.
[8] Avec l’espérance de rencontrer des oasis et des ressources en eau et en nourriture.
[9] Le récit veut préparer l’épisode de la destruction de Sodome et Gomorrhe (Gn 19,1-29).
[10] Ce sont les deux filles de Loth qui prennent l’initiative de lui assurer une descendance. Les Moabites et les Ammonites, qui en sont issus, sont ainsi des Sémites proches des Hébreux (Gn 20,30-38).
[11] Pars de ton pays, de ta famille et de la maison de ton père vers le pays que je t’indiquerai (Gn 12,1).
[12] Mamré joue un rôle important dans la tradition d’Abraham. C’est là que se déroulera la théophanie où trois personnages apparaîtront (les chrétiens voient en eux une préfiguration de la Trinité) pour lui promettre un fils (Isaac) dans sa vieillesse (Gn 18,1-15). Les chênes de Mamré joueront un rôle dans les traditions juive, chrétienne et aussi musulmane.
[13] Et par conséquent instaurer un culte.