
Voici la méditation qu’Alexis nous propose en ce dimanche
La multiplication des pains[1] et des poissons tient une place importante pour tous les évangélistes,[2] avec des accents particuliers sur certains aspects.[3] Chez Jean, elle marque le sommet de la mission de Jésus en Galilée, le moment de l’option décisive entre la foi et le refus. Et elle prend une coloration résolument eucharistique, puisqu’elle introduit le discours de Jésus sur le pain de vie.
L’évangéliste situe l’événement à l’approche de la Pâque juive. Les fêtes juives[4] sont les moments où l’incrédulité, l’incompréhension ou l’hostilité envers Jésus sont exacerbées. De plus, l’intention déclarée est de signifier que la vraie Pâque est l’élévation du Fils, agneau de Dieu, sur la croix.
La foule des suiveurs de Jésus est attirée par les prodiges, les guérisons, mais peut-être aussi par les espoirs qu’il suscite. Des gens qui sont en recherche de signes, de sens, en manque d’orientation, de signification. On est donc dans la démesure, tous sont habités d’une faim tout autant physique que spirituelle. Tous aspirent de voir comblées leurs attentes.
Le dialogue de Jésus avec ses disciples manifeste sa maîtrise des événements[5] et éprouve leur manière de penser. La réponse de Philippe souligne l’ampleur de l’enjeu. On est dans la pénurie, la foule n’a pas de quoi manger. Jésus veut nourrir tout le monde, mais leurs comptes serrés ne permettent pas de l’envisager.[6]
André fait l’inventaire de leurs maigres ressources. Il y a bien là un garçon qui a cinq pains et deux poissons. Peu de choses, mais c’est pourtant à partir de ces moyens dérisoires que Jésus organise la distribution de la nourriture. En berger bienveillant, il fait asseoir préalablement la foule[7] dans l’herbe.[8]
Jésus prononce la prière de louange et d’action de grâce qui accompagne traditionnellement la fraction du pain.[9] La bénédiction fournit l’occasion de rappeler les bienfaits de Dieu tout en exprimant le sens du pain partagé. Il procède alors à la distribution et tous sont rassasiés dans une abondance qui dépasse tout entendement. Seuls ceux qui ont souffert de la faim peuvent comprendre qu’elle ne peut être comblée que dans la surabondance.
L’action est signifiante, les mots suggèrent à l’évidence l’Eucharistie et sa symbolique. Le seul pain qui puisse rassasier vraiment et de manière durable est le Corps du Christ donné en nourriture. Jésus se livre à profusion aux affamés, il est le véritable pain du ciel, qui donne la vie au monde,[10] à ceux qui croient en lui.
Avec des ressources dérisoires, tous ont reçu autant qu’ils en désiraient. Et on est dans l’abondance. Jésus fait alors récolter les restes de nourriture de sorte que rien ne soit perdu. Autrement dit, d’autres encore pourront être rassasiés, d’autres faims pourront être comblées et le pain eucharistique ne manquera jamais pour tous ceux qui le demanderont.
Le signe accompli par Jésus provoque un malentendu sur sa personne et sa mission. On reconnaît en lui le prophète des derniers temps ou le messie politique qui devait assumer la libération nationale d’Israël. Et on envisage de le proclamer roi. Face à cette méprise sur sa personne,[11] il se retire, car sa royauté ne se manifestera que sur la Croix.
Où est le miracle ? Dans le récit, il n’est nulle part question de multiplication de pains. Jésus répartit ce qui lui est donné. S’il n’avait rien reçu, il n’aurait rien pu faire. C’est donc la générosité des démunis qui donc permet à Jésus d’accomplir des miracles. Ceux qui n’ont rien partagent le peu qu’ils ont et alors seulement Jésus intervient.
Le miracle est dans le partage. La seule solution pour sortir de la pénurie est le partage des ressources, la solidarité. Ceux qui ne partagent pas ce qu’ils ont s’appauvriront encore, car ils organisent la famine, la disette. Certains accusent Dieu de la faim qui tenaille une partie de l’humanité. Lui les renvoie à leurs responsabilité, les fait se questionner. Où pourrions-nous acheter du pain pour qu’ils aient à manger ? Où, si ce n’est dans le signe du pain partagé.
[1] Le thème de la multiplication des pains est également abordé dans l’Ancien Testament, où Elisée multiplie vingt pains d’orge et de blé, dont il subsiste des restes (2 R 4,42-44).
[2] Elle figure d’ailleurs parfois en deux versions, pour les juifs et pour les païens, dans un même évangile (Mc 6,35-44 et 8,1-9 – Mt 14,13-21 et 15,32-38 – Lc 9,10-17).
[3] Ainsi, l’épisode correspondant de Marc se trouve-t-il d’avantage dans les circonstances de la mission des disciples et insiste-t-il sur le rôle de ceux-ci dans le partage : Donnez-leur vous-mêmes à manger (Mc 6,37).
[4] L’insistance à placer les gestes significatifs de Jésus lors des fêtes juives (Pâque juive, fête des Tentes, fête de la Dédicace) relève de la polémique entre l’Eglise et la Synagogue à l’époque de la rédaction de l’évangile.
[5] Le Christ johannique sait toutes choses (Jn 2,25 ; 4,44 ; 13,4).
[6] Deux cents deniers est une somme importante, le denier était le salaire d’une journée de travail (Mt 20,2).
[7] Le chiffre de cinq mille hommes correspond à la manière de rassemblement d’Israël au désert, considéré comme l’ordre idéal du peuple de Dieu.
[8] Jésus se conduit comme le Berger qui mène son peuple en un endroit herbeux où il lui procure le repos (Ps 23 hébreu).
[9] Dans la liturgie de table du judaïsme, mais aussi dans la liturgie eucharistique chrétienne, où ce rite prend un sens nouveau.
[10] Discours sur le pain de vie (Jn 6,33).
[11] Jésus s’inscrit en rupture avec cette conception d’un messianisme terrestre. Plus tard, il déclarera que « Mon royaume n’est pas de ce monde » (Jn 18,36).