
Merci à Alexis de cette méditation sur la parole de ce dimanche
L’amour est toujours nouveau. Il fait voir toutes choses nouvelles. Il renouvelle nos manières de penser, d’être, d’imaginer, de rêver, de vivre notre rapport aux autres, à nous-mêmes, à nos vis-à-vis, au monde, à Dieu. Notre capacité d’aimer nous dilate, nous élève, nous détache de nos pesanteurs, nous lave de ce qui nous englue. L’amour physique, l’amour parental, l’amour de sentiment, l’amour de volonté[1] sont autant de moteurs qui nous poussent à dépasser nos propres limites. Que penser alors de l’absolu que représente l’amour de Dieu apporté par le Christ ? Un amour qui transcende toutes nos perceptions, en les unifiant dans une même direction, les récapitulant dans une perspective radicale de résurrection.
Avec cette dernière Cène, l’heure est venue, les masques sont tombés. Judas est sorti, emporté dans les ténèbres. Une machine est mise en route, qui aboutira à l’arrestation, la passion et la mort de Jésus. Cette heure de glorification se manifeste étonnamment avec la trahison, et la gloire de Jésus apparaît paradoxalement sur la croix, signe d’infamie et de déréliction.
La gloire d’une personne, c’est le poids qu’elle représente, sa pesanteur, sa consistance, sa densité de présence aux autres. Le poids de Jésus est celui d’un amour qui se donne pour les autres. Le geste qui le livre devient le geste par lequel il se livre librement par amour de l’humain. Dieu est en train d’exprimer son amour à travers le geste de son Fils qui, en mourant, s’abandonne au rayonnement de son amour. Gloire et amour sont intimement liés. Dieu aime, et c’est cela qui fait la densité de sa présence à nous.
L’heure est venue, et désormais le temps s’accélère pour Jésus. Il ne sera plus longtemps physiquement présent parmi les siens et il lui importe de délivrer à ses disciples en testament son commandement d’amour. L’amour de Dieu pour l’humanité et pour son peuple traverse toutes les Ecritures. La Torah – l’enseignement de Dieu – toute entière retentit de ce commandement d’amour de Dieu,[2] de même que l’amour du prochain.[3] Jésus s’inscrit pleinement dans cette tradition d’amour de Dieu et de l’humanité.
Jésus donne pourtant un commandement nouveau. L’originalité de sa parole ne réside pas dans l’amour, mais dans la référence à lui-même, dans la qualité de l’amour, son dépassement : Comme je vous ai aimés, aimez-vous les uns les autres. Ce «Comme je vous ai aimés» fait toute la différence et apporte une nouveauté radicale dans l’amour mutuel. Jésus a aimé d’un amour gratuit et inconditionnel, qui est allé jusqu’au don total de sa personne et de sa vie. Cet amour est neuf dans la mesure où il requiert une humilité et une volonté de service qui mènent à prendre la dernière place et à mourir pour les autres. Pour être fort, l’amour doit aborder les obstacles et embrasser les réalités de l’existence, au prix parfois de sacrifices. L’amour vrai se manifeste à la fois dans les actes qu’il pose et par son rayonnement.
Notre humanité confond trop souvent amour et sentimentalisme, et cherche des refuges dans de faux-fuyants. Jésus ne promet pas une vie facile de réconfort et de consolation, mais il confronte à la vraie vie, avec ses heurts et ses malheurs. Un chemin parfois rude, mais qui relève, qui mène à la résurrection. Une vie nouvelle, dans un amour qui renouvelle. Qui dépouille des oripeaux et revêtit l’homme nouveau.
Aimer comme le Christ, c’est d’abord se laisser aimer par lui. S’abandonner à lui pour être transformés par la force de son amour. Pour devenir les artisans d’un monde nouveau où règnent la paix, la justice, la solidarité. Une humanité et un univers régénérés par l’amour.
[1] Le vocabulaire de la langue française est assez pauvre pour exprimer les nuances du mot amour. Les dialectes wallons sont plus expressifs (avec toutes les déclinaisons régionales de «bien voir»). Les langues anglo-saxonnes sont plus riches (en anglais, to love et to like). Le vocabulaire classique grec est beaucoup plus nuancé et série quatre types d’amour. Eros est l’amour passionné, l’attirance physique, sexuelle et pulsionnelle, l’amour charnel et érotique. Storgé représente l’amour fraternel, parental, amical et engagé ; non impulsif, il grandit avec le temps. Philia est l’amour de sentiment, d’attraction, l’amour entre amis, l’amour du prochain ; il n’implique pas de passion ni d’attirance sexuelle. Agapé signifie l’amour inconditionnel et pur, spirituel, universel, l’amour de volonté ; il entraîne le respect de la personne aimée.
[2] L’amour de Dieu est la première des dix paroles de Dieu adressées à Moïse : Tu aimeras le SEIGNEUR ton Dieu de tout ton cœur, de tout ton être et de toutes tes forces (Dt 6,5).
[3] L’amour du prochain est même à l’épicentre de la Torah, puisqu’on le découvre au centre du Lévitique, lui-même livre central du Pentateuque, noyau de la Torah : Tu aimeras ton prochain comme toi-même (Lv 19,18).